Le sage, le pirate et la charade – un conte d’Andalousie

Par Lilou le 2 octobre 2015

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Voici un petit conte que l’on a découvert en Andalousie…

A Cordoue, à l’époque du califat de Cordoue au Moyen-Âge, vit Abraham un juif très intelligent, aussi plein d’humour et d’humilité.
Quand un conflit éclate dans le quartier juif, plutôt que d’aller voir le cadi, le juge de la ville, on préfère exposer son grief à Abraham, qui sait trouver une solution juste sans blesser le perdant, jusqu’à faire rire ceux qui auparavant s’injuriaient.
Abraham écrit des histoires et des poèmes, qui ravissent le cœur des juifs de Cordoue, mais les gens sont trop pauvres pour le payer.

Abraham aurait pu travailler, c’est-à-dire avoir un métier lui rapportant de l’argent, mais il a un gros défaut : il est malchanceux en affaires.
Il a essayé de faire du commerce en achetant avec ses derniers sous quelques marchandises, mais un voleur les lui a dérobées.
Il a proposé ses services à un riche commerçant, qui l’a nommé gérant de l’un de ses magasins, mais un incendie a tout détruit.
Il s’est fait berger dans la montagne, mais le loup a attaqué son troupeau.
Plus personne ne veut lui confier quoi que ce soit. Mais les parents continuent d’envoyer leurs enfants écouter les sages paroles d’Abraham.
Puis, un jour, il se dit : « Mon destin est peut-être ailleurs qu’en Andalousie ».

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Il quitte Cordoue, marche jusqu’à la mer Méditerranée. À Malagua, il embarque sur un grand navire avec de riches marchands partant pour le Maroc.
La troisième nuit, les passagers sont réveillés par des cris et des coups de feu : un bateau de pirates prend le navire à l’abordage.
Le chef des pirates, un homme difforme et tout petit, vocifère « Je suis Haroun, apportez toutes vos richesses sur le pont ! »

Le premier marchand donne les ballots de tissus qu’il comptait vendre au souk de Casablanca : « Ridicule butin » ricane Haroun. Et le pauvre marchand est balancé par-dessus bord.
Le deuxième offre tout son or : « Peu de choses ! » ricane Haroun. Et le commerçant disparaît aussi dans les flots.
Tous, un à un, connaissent le même sort.
Le dernier est si riche qu’il est sûr d’échapper à la mort. Il dépose sur le pont tous ses coffres et ses sacs remplis de marchandises, de pièces d’or et de pierres précieuse.
Haroun le regarde de ses yeux loucheux : « Tout ça, je l’aurais eu de toute façon, car je suis maître à bord ! » Et le plus riche marchand coule comme les autres.

Résigné, Abraham s’avance en dernier : « Moi je n’ai rien à t’offrir. Car je n’ai jamais rien possédé, à part mes poèmes, mes histoires et mes charades. Adieu la vie ! Dommage, je l’ai beaucoup aimée ».

On ne sait jamais ce qui se passe dans la tête d’un homme, même le plus méchant. Haroun regarde Abraham : «Tous ces biens, cet or et ces marchandises, je peux les avoir par la force. Mais il y a une chose que personne, même pas moi, ne peut te prendre : tes pensées et ton savoir.
Écoute, l’homme ! J’ai une passion pour les charades et les devinettes. Demande à mes gars. Des charades et des devinettes, j’en connais des centaines.
Chaque homme a ses passions, même les plus affreux comme moi. Alors, je te propose un marché. Si tu me poses une charade que je ne sais pas résoudre, foi de pirate, foi de mécréant, foi de buveur de rhum, foi de Haroun des mers sans foi ni loi, je te laisserai la vie sauve.
À toi de jouer !  »

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Abraham sent qu’il vit un moment crucial, un pile ou face avec la mort. Mourir noyé le désespère. Il a horreur de l’eau froide.
Son cerveau tourne à toute allure. Quelle charade choisir ?  Quelques secondes lui suffisent.
Il lance : « Pirate, écoute : ‘‘C’est un champ de bataille sans terre, un roi et des cavaliers sans armes, une reine sans bijoux, des bouffons muets et des tours sans fenêtres.’’ Qu’est-ce que c’est ? »

Le pirate s’assoit sur un cordage enroulé et réfléchit. Ses hommes, qui n’ont jamais compris sa passion, fêtent le butin ramassé et boivent jusqu’à s’écrouler par terre.
Le chef est un vrai joueur. Il cherche toute la nuit, tout le jour. Il ordonne qu’on fasse silence.
Abraham est son invité. Il ordonne qu’on lui serve à manger et à boire. Abraham attend.
Enfin, Haroun, l’œil rendu encore plus bigleux par la fatigue, reconnaît :
« Au bout de 24 heures, celui qui ne trouve pas doit s’avouer vaincu. Quelle est la réponse ?
– Le champ de bataille est l’échiquier ; et tout le reste, ce sont les pièces du jeu d’échecs ».

Le chef des pirates, ce menteur, ce tueur tient parole pour la beauté du jeu : un vrai joueur !
Il dépose Abraham non pas au Maroc mais sur sa terre natale d’Espagne, et lui offre une bourse remplie d’or.
Abraham rentre chez lui. À Cordoue on l’accueille avec joie.
Sans lui, la vie est triste, les étoiles n’ont plus de nom ; le printemps n’a plus personne pour le chanter ; la vie plus de voix pour la raconter. Qu’Abraham reste ici, on a besoin de lui.
C’est un échange, en quelque sorte un vrai travail : donner des couleurs à la vie ! Abraham raconte souvent le récit de sa libération et finit toujours en disant : « Une tête bien remplie vaut mieux qu’un grand trésor. Cultive ta pensée, car cette richesse-là, personne ne pourra te la voler ! »

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3 Commentaires

  1. Djekouane 23 avril 2016 à 09h53

    Bravo Lilou pour la transcription de cette histoire qui contient une belle leçon de vie!
    Et tes illustrations sont très explicites!